Il se peut que […] nous soyons entrés définitivement dans l'ère de la démocratie intégrale en matière d'idées et de croyance. Mais cela constitue déjà et cela pourrait bien constituer de plus en plus un problème sérieux pour les vrais démocrates. Car ceux de nos grands ancêtres qui se sont battus pour faire triompher l'idée de la démocratie, s'ils pensaient que tous les individus ont les mêmes droits et doivent bénéficier d'une considération égale, n'en tiraient apparemment pas encore la conclusion qu'il en va de même de leurs croyances et qu'elles doivent toutes êtres traitées avec le même genre de respect, même quand elles sont, du point de vue rationnel, absolument dépourvues de plausibilité et de fondement. Mais c'est apparemment là que nous en sommes arrivés aujourd'hui et, comme le remarquait Musil, il n'y a guère de fautes qui scandalisent aussi peu et soient aussi facilement excusées de nos jours, quand elles ne sont pas récompensées ouvertement, que celles qui sont commises contre le raisonnement et la logique.
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Valéry formule dans Monsieur Teste la recommandation suivante : "Rappelez-vous tout simplement qu'entre les hommes il n'existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu'on se doit. Si l'on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué, et qu'on va vous faire obéir par tous les moyens. Vous serez pris par la douceur ou par le charme de n'importe quoi, vous serez passionnés par la passion d'un autre ; on vous fera penser ce que vous n'avez pas médité et pesé." Ceux qui persistent aujourd'hui à penser plus ou moins à la façon de Valéry ne peuvent qu'être frappés par le degré d'impolitesse de l'esprit et même de grossièreté caractérisée que notre époque semble trouver désormais normal et naturel. Ce sont, me semble-t-il, les rationalistes et les agnostiques, beaucoup plus que les croyants, qui ont des raisons sérieuses et des occasions innombrables de se sentir attaqués et d'avoir le sentiment qu'on leur fait la guerre et cherche à les faire obéir. Et ce ne sont pas ceux qui refusent de donner des preuves, mais plutôt ceux qui osent encore en demander, qui sont accusés la plupart du temps d'adopter une attitude agressive et offensante. Ce ne sont pas non plus, bien entendu, les fautes contre le raisonnement et la logique qui sont considérées comme des manquements regrettables aux règles de la tolérance et de la politesse, c'est plutôt l'exigence de raison et de logique elle-même qui l'est. Or, même si la situation n'est sans doute pas aussi tranchée que le suggère Valéry et s'il peut probablement y avoir un certain nombre de choix intermédiaires possibles entre la logique et la guerre, il est permis de penser que celui qui refuse ouvertement la logique choisit dans les faits la guerre et s'efforce de l'imposer à autrui, au moment même où il essaie, la plupart du temps avec succès, de faire croire que c'est à lui qu'on la fait.
Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Agone, 2007