L’objet est dégoûtant

"L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement."

Devant certaines représentations du monde, on est partagé. Cette remarque de Diderot de 1763 le montre assez bien. L'image est-elle ressemblante ? Et si oui, est-ce un bien ou un mal ? N'est-elle pas trop ressemblante, si tant est que cela ait un sens ? N'eut-il pas fallu peindre complètement autre chose ? Beaucoup le demandèrent ! Toute vérité est-elle bonne à voir ? Jack Goody a bien montré que notre rapport aux images était ambivalent (1).

Notre rapport aux images évolue aussi. On s'est beaucoup entretué au sujet de la présence réelle. Mais les guerres de religion ont eu lieu. Et poser que la chose et l'image de cette chose pourraient produire les mêmes effets relève ici de la figure de style. C'est en soi un immense progrès !

Marcel Proust, dans un texte de 1895, se contente, si l'on peut dire, d'imaginer la suite de la scène : "L'œil, qui aime à reconstituer à l'aide de quelques couleurs, plus que tout un passé, tout un avenir, sent déjà la fraîcheur des huîtres qui vont mouiller les pattes du chat et on entend déjà, au moment où l'entassement précaire de ces nacres fléchira sous le poids du chat, le petit cri de leur fêlure et le tonnerre de leur chute." (2)

C'est en 1895 précisément que les frères Lumière tournent leurs premiers films.

Notes

1. La peur des représentations. L'ambivalence à l'égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, La découverte, 2003.
2. Les citations de Diderot et de Proust sont extraites du Chardin de Pierre Rosenberg, Flammarion, 1999. Au Salon de 1763, Diderot s'arrête devant un autre de ses tableaux : "Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit." Il n'y a qu'à "prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l'ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler…" Le texte de Proust est tiré d'un article non publié, datant de 1895, repris dans Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges suivi de Essais et articles (Gallimard, 1971). Voici le début de la citation : "Sur la table les couteaux actifs, qui vont droit au but, reposent dans une oisiveté menaçante et inoffensive. Mais au-dessus de vous un monstre étrange, frais encore comme la mer où il ondoya, une raie est suspendue […] Elle est ouverte et vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d'une cathédrale polychrome. À son côté, dans l'abandon de leur mort, des poissons sont tordus en une courbe raide et désespérée, à plat ventre, les yeux sortis. Puis un chat, superposant à cet aquarium la vie obscure de ses formes plus savantes et plus conscientes, l'éclat de ses yeux posé sur la raie, fait manœuvrer avec une hâte lente le velours de ses pattes sur les huîtres soulevées et décèle à la fois la prudence de son caractère, la convoitise de son palais et la témérité de son entreprise."