Regrettable faiblesse ?

Selon Philippe Dagen, du Monde, Poussin est un théoricien, c'est dire…

"Les rapprochements organisés par l'accrochage entre plusieurs versions d'un même motif montrent comment il opère. Sur le thème de la Sainte Famille, il procède par variations méthodiques. Le sujet n'exige qu'un petit nombre de figures qui peuvent être disposées dans un espace clos qui est alors défini par des murs et des angles ; ou dans l'espace ouvert d'un paysage que doit fermer, à l'horizon, une ligne de collines ou une chaîne de montagnes. La disposition des personnages peut évoluer, les couleurs des vêtements changer, quoique le nombre des possibilités soit assez restreint – un rouge, un ocre jaune vif, des bleus, du blanc. Mais à l'intérieur d'un système, que Poussin met en pratique en disposant dans une boîte des figurines de cire habillées d'un peu d'étoffe ou de papier. Il peint cette mise en scène (1)."

Mais Poussin est-il le seul à opérer de cette façon ? Dans Peinture et société, Pierre Francastel montre qu'il en est ainsi depuis le Quattrocento (2). Autant railler les chevaux "de bois" de Paolo Uccello... Et que penser des "figurines de cire" de Piero della Francesca ?

"On a vite fait de savoir ce qu'il lui manque, poursuit Philippe Dagen : la capacité d'éprouver les sentiments qu'il doit peindre et de les exprimer intensément (3)." Le propos est édifiant et nous ramène 50 ans en arrière. Que sait-on de ce qu'éprouvait Poussin ? Qu'importe de le savoir ? Francastel, dans le même ouvrage, à propos de Gauguin : "Ce n'est pas l'émotion qui l'a fait peintre, c'est sa puissance à exprimer, c'est-à-dire à préciser et à matérialiser un certain nombre de détails précis plastiquement ordonnés."

Philippe Dagen : "Regrettable faiblesse pour un peintre religieux (sic). Elle se voit d'autant mieux que, tout à côté, "La Fabrique des saintes images" évoque, à travers les collections du Louvre, la peinture sacrée entre Rome et Paris au temps de Poussin. Rome, c'est La Mort de la Vierge du Caravage. Paris, c'est le Christ mort de Philippe de Champaigne. Nul besoin d'être théologien pour ressentir quelle douleur et quelle angoisse s'inscrivent dans ces œuvres et combien elles ont un sens universel, bien au-delà des textes chrétiens. Leur proximité inflige aux Poussin les plus savants et les mieux machinés des comparaisons qui leur sont fatales." Autant parler pour ne rien dire si l'on peut ressentir sans savoir…

Comment peut-on préférer à Poussin Philippe de Champaigne ! Et parler de "faiblesse regrettable" après avoir vu (en vrai) Eliezer et Rebecca ou Moïse sauvé des eaux !

Notes

1. "Poussin au Louvre : qui dit pieux ?", Le Monde, 16/04/15.
2. Voir le chapitre "Naissance d'un espace", Peinture et société, Denoël, 1977.
3. "On le sait dès les premiers tableaux, La Mort de la Vierge, de 1623, qui est une belle parade de drapés, et Le Martyre de saint Erasme, de 1628, dont est absente la suggestion, même discrète, d'une quelconque douleur. Poussin n'accède pas au tragique. Il en est du reste conscient. Un commanditaire lui ayant demandé un Portement de Croix, il refuse et s'excuse en ces termes : "Je ne pourrais pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l'esprit et le cœur pour réussir à ces sujets, d'eux-mêmes si tristes et lugubres."" Comment interpréter cette réponse hors de tout contexte ?