Produire du malaise

Christian Petzold a construit une machine à produire du malaise, de l'indignation, voire du scandale. Malaise. Au générique, le soldat américain qui contrôle les passeports de Lene et Nelly insiste pour que Nelly découvre son visage entouré de bandages sanglants. Lui, le vainqueur en pays conquis, se recule, gêné, en murmurant "I'm sorry". Malaise. Le général Patton découvrant Buchenwald n'a pas supporté, il s'est écarté pour aller vomir… Découverte de l'horreur commise, l'extermination des juifs. L'Américain se recule, puis, ayant écrasé le Reich de mille ans, à lui, jeeps, boîtes de nuit, petites-femmes, whisky, chansons.

Malaise encore. Lene, l'amie intime, travaille pour "l'Agence" (sous-entendu : l'Agence juive, qui se consacre au retour des juifs en Palestine depuis 1929) et veut que les Allemands paient pour leurs crimes. Elle soigne Nelly pour qu'elle soit en état de partir pour la Palestine où les juifs pourront vivre, enfin, en sécurité. Nelly ne veut pas, elle veut retrouver son mari, retrouver leur vie "d'avant", gommer la guerre et le camp. Lene lutte et se suicide : aller vivre en Palestine, c'est trahir la mémoire des morts exterminés. Le sionisme, c'est s'acheter une bonne conscience, comme l'ont fait les Alliés vainqueurs en soutenant la naissance, quelques années plus tard, de l'État d'Israël. Le suicide de Lene fait resurgir les questions restées sans réponse : pourquoi l'antisémitisme ? Pourquoi les nations n'ont-elles pas su protéger les juifs ? Pourquoi le génocide ? Pourquoi les gouvernements du monde ont-ils collaboré au génocide, au moins par leur passivité ? Pourquoi le génocide a-t-il été occulté jusqu'en 1945 et transformé en question d'histoire depuis ? Malaise, gêne : si "leur" donner une terre ne suffit pas, quel est le problème ? Malaise qu'exprime la gouvernante modèle, antinazie de la première heure, en demandant avec insistance "quand partez-vous pour la Palestine ?", alors les juifs ne seront plus là, témoins brûlants et obsédants du génocide. Évacuer ceux qui accusent.

Malaise toujours. Johnny Lenz, époux de Nelly, saisit l'opportunité offerte par cette jeune femme qui ressemble tant à Nelly, pour monter une crapuleuse escroquerie à l'héritage. Johnny ne veut plus être appelé ainsi, il est désormais germanisé, il s'appelle Johannes. Abolition du passé qui n'a plus de nom. Malgré toutes les preuves sensibles – les yeux, la voix, le corps, l'écriture, le baiser échangé – Johannes refuse l'évidence. Lorsque Nelly, brisée par le dressage que lui inflige Johannes, dit ce qu'elle a vécu au moment de la "fouille" à Auschwitz, Johannes ne cille pas mais lui recommande, en habile metteur en scène, de raconter "ça" quand elle retrouvera leurs amis. Johannes n'est pas concerné par "ça". Il ne veut pas savoir que Nelly est revenue, qu'elle est vivante et qu'il lui doit la vérité. Johannes sait qu'il a changé de nom en 1944, en livrant sa femme à la Gestapo et aux SS, en obtenant le divorce d'avec une juive. Johannes est alors devenu un bon Allemand. Il veut le rester. Il veut occulter le passé. Ce que fait aussi l'aubergiste quand surgit Nelly ; il la reconnaît, lui, mais s'en va à grands pas, sans rien dire ; sa femme est plus accueillante, elle dit qu'elle a vu l'arrestation mais ne pouvait rien faire, et puis elle change de sujet, elle a perdu son fils. Occulter, c'est ce que font aussi les amis du couple venus accueillir Nelly à son pseudo retour du camp, ils ne lui posent aucune question sur ce qu'elle a vécu, ils lui confient qu'ils ont souffert de la guerre, qu'ils ont perdu un mari, une épouse, un enfant. Ces Allemands ne veulent pas savoir ce qu'ils ont infligé à leurs concitoyens juifs. Ils veulent reprendre le cours de la vie, comme si de rien n'avait été. Malaise allemand, la dénégation. Qui dure, pas seulement pour les Allemands.

Malaise enfin, devant ce que Christian Petzold inflige au personnage de Nelly. Elle veut retrouver son mari. Elle va, de nuit, dans un Club du secteur américain de Berlin, Phoenix, elle entend crier ce prénom – Johnny ! – par une femme qu'un homme entraîne pour la violer dans les ruines proches (son amie Lene, plus avertie, à son retour, lui donne un revolver). Ce n'est pas son mari, mais l'homme l'interpelle sur le ton des kapos, la caresse brutalement et la dévalise. Elle revient, retrouve Johnny qui lui interdit aussitôt de l'appeler ainsi puisqu'il est Johannes, qui ne la reconnaît pas, qui lui inflige un apprentissage inutile puisqu'elle est Nelly. Qui lui inflige surtout le refus obstiné de la reconnaître. Johannes l'emmène à l'auberge près de laquelle il l'avait d'abord cachée, en 1943, afin de vérifier qu'elle peut passer pour Nelly Lenz. Les aubergistes la reconnaissent et lui disent que Johnny est revenu sur les lieux aussitôt après son arrestation. Nelly reçoit cette révélation et refuse d'y croire. Au retour, assise sur le porte-bagage du vélo de Johannes, elle invente une sorte d'alibi pour décharger Johnny de sa trahison. Johannes se tait et ne prend pas la perche tendue, qui l'aurait innocenté. Nelly reçoit la nouvelle du suicide de Lene, Lene lui a laissé une lettre et un document, l'acte de divorce obtenu (Im Namen des Deutschen Volkes) par Johannes Lenz pour le remercier d'avoir dénoncé sa juive d'épouse. Désormais, Nelly ne peut plus rester dans sa dénégation, elle admet que son mari l'a trahie. Le regard de Nelly devient, à partir de cet instant, une pierre noire brillante.

"Une pierre noire"

Elle entre alors dans le jeu de Johannes et, pour la première fois, défend sa véritable identité. Dans la petite gare où elle doit prendre le train pour Berlin et revenir à la vie "ordinaire" des Allemands, elle refuse que Johannes lui arrache la peau de l'avant-bras gauche. Il le voulait parce que sa dénégation lui imposait de croire que cette femme-là ne portait pas le matricule tatoué. Nelly lui résiste et est à deux doigts de le tuer, elle prend le revolver et le repose. Puis elle joue la grande scène du retour des camps et des retrouvailles hypocrites. Regard noir, visage fermé. Ensuite, elle va déjeuner avec tous, dans une auberge et, à l'heure des liqueurs, elle demande à Johannes de l'accompagner pour quelle puisse chanter Speak Low. Enfin, elle chante – comme l'oiseau Phénix – d'une voix d'abord mal assurée, éraillée et, enfin, d'une voix ample, juste et chaude. Elle renaît, elle impose la vérité, la déportée juive, aux Allemands effarés, à Johannes soudain paralysé, incapable de jouer : le matricule tatoué qu'il fixe et qui le condamne est là, sur le bras de Nelly, exposé. Nelly est libérée, vivante et elle s'en va, elle se sépare de ce monde qui la nie. Johannes a planifié et mis en œuvre la destruction de sa femme – réitération de la "destruction finale", en lui substituant un double, en tentant de s'emparer de ses biens, en voulant nier le matricule tatoué. Nelly, de façon tout aussi fantastique que dans le mythe du Phénix, Nelly renaît de ses cendres et triomphe du projet allemand d'extermination.