Article I

Dans cet article, Jean-Philippe Tessé tente de démontrer que Michael Haneke n'est pas l'humaniste que l'on décrit (1) : "À quoi s'intéresse vraiment notre humaniste tardif ? À deux choses, comme dans tous ses films : la terreur et le rapport du spectateur au film et à ses propres émotions." À deux choses seulement ?
Préambule
 
"Nul ne saurait reprocher à Haneke ses sujets (très forts), écrit J.-P. Tessé, ni lui contester une certaine audace dans le traitement, encore moins lui faire grief de s'interroger sur la morale, tant de la mise en scène que du spectateur. Il faut donc faire crédit à Haneke de cette dimension critique, et la seule véritable injure à lui faire serait de soustraire Amour à un examen critique, surtout au nom de l'émotion, puisque c'est sur elle en premier que le cinéaste appose son bistouri." On a le droit de critiquer Amour. Ouf !

J.-P. Tessé s'intéresse ensuite au début du film : "De retour à l'appartement, nous suivons le quotidien de ce couple de professeurs de musique à la retraite. […] C'est la meilleure partie du film (2)." On les suit d'abord dans le bus qui les ramène chez eux. Spendide passage. Ils ont encore la musique du concert dans les oreilles. M. Haneke le montre très bien grâce au montage sonore. Ils sont de bonne humeur. Scène réaliste, importante. Un hymne à la vie. Pourtant, le lendemain matin (3), se produit la scène qui fera dire à Stéphane Delorme qu'il y a "désir de mort". Si soudainement ?

Cette scène, J.-P. Tessé la décrit ainsi (4) :

"Puis vient le coup du robinet. À la cuisine, Anne a une absence tandis qu'elle vient d'actionner le robinet de l'évier. Georges tente de la réanimer puis fonce téléphoner. Le bruit du robinet, hors champ, envahit l'espace sonore puis s'arrête tout à coup. Un temps. Retour à la cuisine : Anne est revenue à elle, comme si de rien n'était. La scène est assez magistrale, qui oppose le flux du robinet à la soudaine inertie d'Anne, l'écoulement de l'eau semblant se substituer un temps à l'écoulement de la vie dans son corps et dans l'appartement. Le détail hitchcockien du robinet nous saisit et nous fait basculer avec fracas dans la seconde partie du film. Il se pose en paradigme d'un récit qui avancera désormais par de tels coups de force : le spectateur, pris au col, est assigné à une place qui n'est plus celle d'un compagnon empathique et muet des personnages, mais celle moins enviable d'un témoin ligoté sur son siège et qui devra subir les événements."

Comment décrire une scène ?

Le récit que l'on en fait peut varier mais l'on ne peut pas dire qu'il se passe telle chose alors qu'il se passe telle autre chose. Si le personnage joue du piano, il ne joue pas de la flûte à bec. Anne ouvre le robinet, c'est vrai, mais elle le referme, avant de retourner s'asseoir. Peu après, Georges note qu'elle ne lui répond pas, il lui demande ce qui se passe, puis tente de la faire revenir à elle. Elle ne réagit pas. Il prend alors un torchon qu'il va humidifier, il ouvre le robinet et le laisse ouvert. Il lui raffraichit le visage et la nuque. Puis, il ne "fonce pas téléphoner", comme il est écrit. 1° Il ne "fonce" pas, comment le pourrait-il ? 2° Il ne va pas téléphoner. Il va chercher de l'aide. Le bruit "n'envahit pas" l'espace sonore, l'eau continue de couler tout simplement. Pendant qu'il s'habille, de l'autre côté de l'appartement, l'eau s'arrête de couler (5). Conséquence : il retourne immédiatement dans la cuisine. Anne ne s'est rendue compte de rien. On le comprend quand elle lui dit qu'il a oublié d'arrêter l'eau. Il tente de la convaincre de ce qui s'est passé en lui montrant le col de sa robe de chambre, encore légèrement mouillé.

C'est l'interprétation de J.-P. Tessé qui prend l'eau dans cette histoire. La symbolique de l'eau qui coule ? L'eau, c'est la vie, etc. Quand on fait la vaisselle, est-ce que l'on pense à ça ? On l'a bien vu, toute cette scène est logiquement construite autour de ce détail vraisemblable : Georges oublie de refermer l'eau. C'est une scène d'action !

Une formule idiote

J.-P. Tessé revient ensuite sur l'autre scène marquante du film : "Anne était belle, elle jouait du piano, c'est désormais une affreuse petite vieille tyrannique et infantile." Puis : "Quand Anne fait des caprices (6) et que Georges la gifle, c'est nous qui sommes censés lui tenir la main. Et quand, dans un moment de répit, il lui écrase un oreiller sur le visage, c'est le coup de grâce : Haneke nous donne ce que nous voulions – du silence. Il fait s'entrechoquer les émotions pour mieux les détruire et pour mieux abrutir son spectateur." Selon lui, la mise en scène est ambiguë : "Par sa brutalité, sa soudaineté, la scène est terrifiante à dessein : elle intervient dans un des rares moments de quiétude, que le cinéaste ne laisse pas se terminer, et elle est filmée de manière à ressembler moins à une étreinte qu'à une radicale (sic) mise à mort, une suppression de l'autre – la faire taire." Ce moment de quiétude, le cinéaste l'a voulu. Il ne va pas se terminer tout seul ! Pourquoi l'a-t-il voulu ?

J.-P. Tessé conclut ainsi sa démonstration : "L'effet est garanti (7) : d'une seconde à l'autre, on passe de l'attendrissement à la suffocation. Haneke ne fait que jouer sur la tension et le soulagement : Amour est un funny game qui ne dit pas son nom."

Cette formule idiote résume bien le problème. Les critiques en viennent à raconter n'importe quoi. Où est la violence gratuite dans Amour ? Georges est-il un tortionnaire ? Il lui donne une gifle parce qu'elle refuse de boire. Il est anéanti par ce geste qu'il vient de faire. Le plan sur son visage le montre. Le spectateur est-il sadique (s'il reste dans la salle) ou bien soulagé ensuite quand "ça s'arrête", comme il est élégamment écrit ? (8) Il faudrait savoir.

Anne veut se suicider. "Le film met en avant le droit de toute personne de mettre fin à ses jours, explique M. Haneke. Le comportement du mari est plus ambigu. Chacun en pensera ce qu'il veut. Je ne dis pas qu'il a raison ou tort. Ce n'est pas à moi de juger. Mais sa femme le dit clairement : elle veut se suicider, et elle n'y parvient pas. Ses promesses de s'occuper d'elle au quotidien, qu'elle ira mieux, ne l'aident d'aucune façon, comme toujours dans ce genre de situation. Or, c'est précisément ce qui m'intéressait : comment, avec la meilleure volonté du monde, peut-on gérer un tel problème ? Sait-il déjà, quand il entre dans la chambre, qu'il va la tuer ? C'est possible, mais ce n'est pas sûr. C'est au spectateur de se poser la question et d'y répondre (9)."

Quelle bouillie !

La fin de l'article est du même tonneau. "Au fond, et par misanthropie, il fantasme son spectateur comme un substrat figé de mauvaises passions que l'on ne peut remuer qu'en actionnant la boîte à gifles. Il le conçoit d'un bloc, comme un "pervers monomorphe" soumis à d'invariables mécaniques émotionnelles." Peut-on tirer quelque chose de ce verbiage ?

Plus loin : "Ce spectateur fantasmé, il le conduit à lui pour le corriger. C'est la fonction de deux personnages ingrats : la fille du couple et l'infirmière. La première veut se rendre utile, bonne conseillère, elle pleure, alors Georges la recadre sèchement, et il a raison, en dévoilant ce que cachent ses larmes : de la pitié mal placée." Mais non… Et puis comment peut-on mettre ces deux personnages sur le même plan !

Enfin : "La mise à mort d'Anne [on n'est pas dans une arène !] a une autre fonction que celle de diriger pour mieux les corriger les émotions du spectateur." Quelle est cette autre fonction ? "Filmer la scène de l'oreiller comme une délivrance et aussi comme une exécution lui permet de faire passer en douce, de façon presque invisible (10), un discours connu sur le tropisme mortel de la (grande) culture (allemande) (11) […] Il le fait […] loin de toute l'ironie dévorante et paradoxalement vitaliste de ses compatriotes Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, passés maîtres dans l'art du dégommage à l'autrichienne."

Notes

1. Passionnant… S'il fallait à chaque fois prendre position en fonction de ce "on" qui dit que… Jean-Philippe Tessé est rédacteur en chef adjoint. Le titre de son article : "Mal mal mal."
2. "Nous suivons le quotidien de ce couple de professeurs", écrit J.-P. Tessé. On a l'impression qu'on les observe pendant des jours. Or, M. Haneke les filme quand ils rentrent chez eux le soir et, le lendemain matin, E. Riva a sa première attaque cérébrale. La "meilleure partie du film" dure donc à peine six minutes ! Pour J.-P. Tessé, "ces moments ne sont pas traités comme des signes annonciateurs". Vraiment ? Voir note suivante sur ce point. Quant à la scène du concert, voici tout ce que cela lui inspire : "Depuis une scène de concert, nous voyons un public prendre place et, parmi eux (sic), Anne et Georges, que le spectateur repérera peut-être façon "Où est Charlie ?"." (Georges, il ne l'a pas encore vu. Et Anne, peut-il la reconnaître ?) Cette remarque franco-française très intéressante pose question sur le niveau de la critique. À quoi sert cette scène ? M. Haneke voulait montrer d'emblée que cette histoire peut arriver à n'importe qui (Haneke par Haneke, op. cit., p. 322). La maladie peut frapper n'importe qui n'importe quand. Le premier Impromptu de Schubert que l'on entend à ce moment-là, quand le concert commence, n'est-il pas "annonciateur" de quelque chose ? Voir la nouvelle Der Bau de Kafka.
3. Pourquoi cette scène se produit-elle le lendemain ? Il y a une raison. La veille, en rentrant du concert, Anne et Georges ont découvert que la serrure de leur appartement avait été forcée. "J'ai imaginé cette histoire de serrure pour justifier l'attaque cérébrale, explique M. Haneke. Une attaque cérébrale est toujours causée par une série de petites irritations. […] Dans le film, on voit qu'Emmanuelle Riva ne dort pas la nuit suivante ; elle est préoccupée par ce problème de porte." Haneke par Haneke, op. cit., p. 322.
4. Il faut citer ce passage intégralement, déjà que l'on n'y comprend pas grand chose.
5. Comment l'eau du robinet pourrait-elle ne pas s'arrêter de couler "tout à coup" ? Cette scène se reproduit à la fin du film. Georges entend du bruit dans la cuisine. Il va voir. Anne est en train de finir de faire la vaisselle. Ils quittent ensemble l'appartement. Inoubliable séquence. 
6. Anne ne fait pas des "caprices". Incroyable !
7. Si seulement…
8. Dans Funny Games, est-on soulagé quand "ça s'arrête" ? Le problème, c'est que "ça" ne s'arrête jamais, justement, dans Funny Games, comme la fin le laisse entrevoir. Que faire ? Le spectateur repart avec cette question. Il ne peut pas si facilement s'en débarrasser, passer à autre chose. C'est la réalité qui est insupportable, pas la représentation que l'on en donne. Pier Paolo Pasolini a tenté de le démontrer. Le "plaisir" éventuel que l'on peut ressentir en voyant Funny Games ou Salò n'a pas grand chose à voir avec le sadisme. Il est d'un autre ordre : "Je pense, disait-il, que scandaliser est un droit et être scandalisé est un plaisir. Et celui qui refuse le plaisir d'être scandalisé est, comme on dit, un moraliste." Texte de la dernière interview télévisée de P. P. Pasolini, "Dix de der", Antenne 2, 31/10/75 (diffusée le 8/11/75). Repris dans le livret du DVD, Carlotta Films, 2002. Les personnages, eux, sont sadiques, et pour Salò d'autant plus, ce qui n'est évidemment pas le cas dans Amour. Faut-il le préciser ?
9. Haneke par Haneke, op. cit., p. 310 et 313-314. "Il n'est pas question ici de discuter de la décision du personnage d'en finir ainsi (pas question de faire un pour / contre l'euthanasie), écrit J.-P. Tessé, mais de la manière dont Haneke filme ce geste et ce qu'il lui fait dire." Y a-t-il une bonne façon de représenter l'euthanasie ? Plus "convenable" ? Tous les prétextes sont bons pour ne pas parler du contenu des films. M. Haneke l'a constaté quand il est allé présenter Das weiße Band en Allemagne. Les questions des spectateurs étaient généralement anodines et inintéressantes : quel temps faisait-il ? Avec quel caméra avez-vous tourné ? Etc.
10. En effet…
11. 1° Haneke est Autrichien. 2° Cette histoire peut arriver à n'importe qui (voir note 2). 3° Georges est-il un nazi ? 4° Rien à voir avec Thomas Bernhard évidemment.