L'éditorial

Stéphane Delorme, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, signe l'éditorial. Son titre : "Les misanthropes."

Premier paragraphe. S. Delorme commence par dire ce à quoi lui fait penser la photo qui se trouve sur l'une des affiches du film. Cela lui permet d'introduire sa thèse : "Il suffit de s'attarder pour se demander ce que cet homme veut à ce visage […] Tout nous dit qu'il s'inquiète pour elle, mais le cadre, ce visage pris en étau, et le regard anesthésié désignent déjà, en creux, un désir de mort." Ce visage est-il "pris en étau" ? Peut-on le dire en se basant sur cette seule image ? Ne peut-on pas l'interpréter différemment ? Cette expression souligne à quel point les images posent problème. Y a-t-il violence ? Volonté de maintenir, d'immobiliser ? Où est le "désir de mort" ? Rien de tout cela ne figure évidemment dans cette image.

Le contexte
 
Toute la scène contredit cette analyse. Il s'agit d'un geste banal, spontané. Georges ne lui presse pas les mains sur le visage avec violence (1). Il y a de la douceur dans ce geste, comme on peut le voir ensuite lorsqu'il lui applique maladroitement mais avec précaution un torchon humide sur le visage. Il agit comme il peut, comme l'on peut s'y attendre dans ce genre de circonstances. Quel autre geste aurait-il pu faire ? Le ton qu'il emploie quand elle retrouve ses esprits – "Sur quel ton tu me parles ?", lui dit-elle (2) – est l'expression de sa propre peur. Il a eu peur. La terreur, elle est là d'abord. Étrange interprétation, enfin, puisque ce geste vise précisément à la faire revenir à elle. Peut-on s'inquiéter pour quelqu'un et vouloir au même moment le voir mourir ?

Benny's Video
Là, le visage est pris en étau
Faire parler les images
Retenir uniquement ce qui va dans le sens de ce que l'on veut prouver

2e paragraphe. S. Delorme table sur le succès du film : "La sortie d’Amour promet un raz-de-marée, critique et public." Sur le papier, cela n'était pourtant pas gagné. Avant d'accepter le rôle, J.-L. Trintignant a lui-même hésité. Qui irait voir ça ? (3) L'argument est pauvre. Ne peut-on pas critiquer La Vie d'Adèle pour la même raison ? Est-on si nombreux que ça à aimer le cinéma de M. Haneke ? Son film Funny Games n'a pas marché aux États-Unis. "Cette culture qui plaît à tout le monde" est le sous-titre du livre Mainstream de Frédéric Martel (4). On en est quand même pas là ! Haneke n'est pas Lady Gaga. S. Delorme se demande ensuite si l'on peut critiquer un film qui s'intitule Amour. Bêtement, on a envie de lui répondre que oui. Mais selon lui, ce titre est trompeur. Il ne correspond en rien au contenu du film. M. Haneke veut "sonner" le spectateur, comme il l'a toujours fait. Il se sert de nous comme de "cobayes". Il mène une "expérience".

Introduire l'idée que l'on serait collectivement victime d'une manipulation
Laisser entendre que l'on serait les seuls à s'en apercevoir

3e paragraphe. On élargit le propos. La sortie du film est l'occasion pour la revue de poser cette question : pourquoi des films "insupportables de misanthropie" sont "défendus" et "même qualifiés d'humanistes" ? Ces films, que l'on pourrait regrouper dans un nouveau genre (les films misanthropes ?), se ressemblent en ce qu'ils "manipulent" le spectateur, sous couvert de lui présenter la réalité : "La méthode est souvent la même : une fausse objectivité qui cache mal une réelle manipulation." En est-on encore là, en 2012, à parler de vraie ou de fausse objectivité ? Le spectateur est piégé, on lui fait passer une "épreuve" : "Les films crient qu'ils laissent le spectateur libre de choisir alors qu'ils dirigent ses émotions à son insu." Une épreuve ? Que penser alors de Salò, que les critiques des Cahiers ont tous adoré ? (5) S. Delorme ajoute : "Comme par hasard, ce sont souvent des faits divers ou des faits de société qui servent de couverture à cette démarche empoisonnée (sic)." L'accusation monte encore d'un cran. Quel est le sous-entendu derrière ce "Comme par hasard" ? On ne sait pas.

Enfoncer le clou
Insinuer

4e paragraphe. Trois exemples pour appuyer cette thèse. À perdre raison, de Joachim Lafosse : le film "vend du désespoir et de l'humiliation." Doit-on comprendre que c'est ce que fait M. Haneke dans ce film ? "Il y a une délectation morbide aujourd'hui au cinéma (mais pas seulement au cinéma) pour l'humiliation qui devient un motif détaché de tout, sans motivation." Superstar de Xavier Giannoli (quel exemple !) : "L'humanité se trouve réduite à deux cases : les cyniques, qui s'en sortent, et les "pauvres types", écrasés, mais bien sympas. Le spectateur n'a plus qu'à renoncer et il en ressort meurtri (6)." Troisième exemple : l'affiche de Después de Lucia (sa version française) "arbore fièrement une fille qui prend une gifle – double de celle que doit accepter la pauvre Emmanuelle Riva (7), au nom de l'autorité artistique du maître Haneke. Même si on sait tous que la claque, dans un cas comme dans l'autre, est donnée au spectateur."

Le rapprochement qu'établit S. Delorme entre ces deux films est tout simplement débile. En quoi ces deux gifles ont-elles quelque chose à voir, à part le fait qu'il s'agit de gifle ? Partant de là, tout peut-être le "double" de tout. Dans Después de Lucía, une jeune fille est harcelée par des élèves de son lycée, jusqu'à subir les pires tortures. Quel est le rapport avec la gifle que reçoit Anne dans Amour ? Si E. Riva avait eu par ailleurs le sentiment d'être "humiliée" par M. Haneke, l'aurait-elle accepté, quelqu'en soit la raison ? (8)

Pour S. Delorme, il y a le "maître" d'un côté, tantôt médecin, tantôt juge (le réalisateur), de l'autre les élèves, les enfants, qu'il faudrait "éduquer", les patients, les délinquants, qu'il faudrait "soigner" (les acteurs, les spectateurs). Parle-t-on toujours du même film ?

Choisir quelques exemples au hasard
Comparer ce qui n'est pas comparable
Masquer son ignorance en utilisant des formules condescendantes
Ne plus parler du film

Dernier paragraphe. Puisque ces films nous rendent malade, nous "empoisonne", il faut trouver "un antidote". Heureusement, Docteur Delorme est là. L’antidote, c'est… Werner Herzog : "Les deux ont pris des voies radicalement opposées (9), Herzog plongeant généreusement dans le romantisme allemand, Haneke se raidissant dans un puritanisme de laboratoire (cf. sa peur maladive du kitsch : sentiments = sentimentalisme = kitsch) (10)." S. Delorme écrit : "Dans Into the Abyss, Herzog fait preuve d’un génie documentaire pour la simple raison qu'il est là, avec ses interlocuteurs dans des situations de détresse, dans un rapport de confiance absolu (sic). Il les regarde, il les respecte." L'édito se termine sur cette citation d'Adorno : "La transformation des hommes en insectes demande une énergie égale à celle qui permettrait peut-être de les transformer en hommes." C'est Into the Abyss qui devrait s'appeler : "Amour"." Très bien, mais d'où sort cette citation ?

Citer Adorno

Notes

1. La seconde image le montre bien. Mais pour que l'interprétation de S. Delorme fonctionne, il lui faut écarter tout ce qui pourrait aller contre celle-ci. Étau : Presse formée de deux tiges de fer ou de bois terminées par des mâchoires qu'on rapproche à volonté à l'aide d'une vis, de manière à assujettir solidement les objets que l'on veut travailler. FIG => étreinte. Étreinte : estrainte "contrainte" v. 1210 ; de étreindre. Étreindre : v. 1150 estreindre "ligoter" ; lat. stringere "serrer". (Le Robert)
2. Elle "ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle se défend, puis essaie de prendre son thé, et les larmes arrivent dans la foulée." Haneke par Haneke, Stock, 2012, p. 318.
3. Un distributeur en sortant d'une projection de Cris et chuchotements : "Non seulement je ne le financerai pas mais vous auriez dû me payer pour voir le film."
4. Mainstream, Flammarion, 2010.
5. Les cinq critiques des Cahiers classent Salò ou les 120 journées de Sodome parmi les "chefs-d'œuvre" (quatre étoiles). "Le conseil des dix", Les Cahiers du cinéma, octobre 2013.
6. Affligé plutôt par le film qu'il vient de voir ?
7. Pourquoi utiliser ce genre de formule ? À quoi ça sert ?
8. Voici ce que S. Delorme écrit à propos du film La Graine et le mulet : "La dernière séquence de La Graine et le mulet est si impressionnante qu'il est difficile de ne pas commencer par là : un homme âgé, maigre, mais excessivement endurant, court à petits pas derrière des gamins qui lui ont piqué sa mobylette […] cette tête de mule qui n'en finit pas de courir […] On tourne en bourrique comme le vieux dans les mains des gamins qui lui ont piqué sa mobylette même s'ils ne le font que pour s'amuser." La vulgarité de ces propos n'échappera à personne. Cette situation n'est-elle pas bien plus humiliante ? Quelle image le réalisateur se fait-il du personnage, de l'acteur qui l'interprète et du spectateur qui doit voir ça ? S. Delorme parlerait-il ainsi, dans ces termes, de son propre père ? Il ajoute : "Comment croire que cet ouvrier de chantier, très fort à retaper un bateau, va pouvoir gérer un restaurant ?" On a alors très envie, comme Charles Laughton à la fin de Ruggles of Red Gap, le film de Leo McCarey, avec le personnage de Charles Belknap-Jackson, de le flanquer dehors.
 
9. Les voies sont souvent "radicalement" opposées.
10. Comique quand on sait ce que T. W. Adorno, cité juste après, écrit à propos du kitsch et du sentimentalisme. On peut être à la fois puritain et kitsch. Ça n'est pas incompatible… Voyez Eyes Wide Shut !