Des images vaines ?

50 ans après avoir tourné Le Combat dans l’île, dans Faire la mort, Alain Cavalier affirme ne plus vouloir faire mourir ses acteurs au cinéma. S'agissant d'un sujet aussi "sérieux" que la mort, que peut la fiction ? Cette forme d'iconoclasme, qui ne dit pas son nom, pose question.

L'idée selon laquelle la fiction ne permettrait pas de représenter la "vérité" est une très vieille idée. Platon l'expose dans La République : "Crois-tu que si quelqu’un était également capable de faire la représentation d’une chose ou la chose même représentée, il choisît de consacrer ses talents à ne faire que des images vaines et qu’il en fît l’affaire de sa vie, comme s’il ne voyait rien de mieux ?" (1)

Dans Le Combat dans l’île, tourné en 1961, Clément est un "soldat perdu", tiraillé entre ses idées totalitaires et son amour pour Anne. Sa mort signe l'échec de cet engagement et de cette idéologie. La vie continue sans lui, Anne attend un enfant de Paul, le Jim de Jules et Jim, et décide de reprendre le théâtre. Cet éloge de la création et de l’émancipation contraste avec le discours pontifiant d'Alain Cavalier aujourd’hui.

Ne faut-il pas mieux qu’Alain Cavalier filme Trintignant en train de "faire le mort" plutôt que son propre père sur son lit de mort ? 1° Qui cela regarde ? 2° A-t-il donné son accord ? 3° Que peut-on en dire ? "Le corps mort n'est plus qu'une enveloppe vide. Nous ne pouvons rester plus de quelques instants là-devant", note Philippe Jaccottet dans l'un de ses carnets.

Michel Ciment peut bien écrire à propos de Libera me, qui est, il faut le dire, un exercice de style et une punition pour le spectateur, que "souvent en art, moins c’est plus" (2), on ne peut pas le suivre ici. "Peindre ce monde ne vaut pas une heure de peine, déclarait Kandinsky. Rien ne vaut d'être représenté que l'absolu." (3) Une fois que l'on a dit ça…

Notes

1. Ce texte a été publié sur le site de Philippe Remacle (La République, Livre 10).
2. "Libera me aujourd’hui, dans son refus du sentimentalisme avec un sujet qui s’y prêtait, dans son esthétique du plan fixe et du silence, est comme un défi lancé à la pollution sonore et visuelle qui nous entoure […]. Cavalier, proche d’un Bresson, nous fait sentir que, souvent en art, moins c’est plus." Pour Le Canard enchaîné, le film "tire sa force de son pouvoir de suggérer". La Croix écrit : "Un message lumineux qui parle de courage et de dignité humaine. Une heure et vingt minutes bouleversantes en même temps que belles, terriblement belles." Jérôme Garcin dans L'Événement du Jeudi : "Jamais un cinéaste n’a portraituré l’héroïsme anonyme avec une telle dignité, une telle humilité aussi ; jamais il n’a eu tant de respect pour ses spectateurs ; jamais, malgré les apparences, il n’a tant cru aux vertus de son art, qui est immense." Selon Le Monde, "Libera me n’est pas un film sur la résistance, mais un film de résistance. D’une urgence salutaire." Dans La Croix, Alain Cavalier expose son projet : "Je voulais filmer la souffrance, sans déraper dans le film d’horreur, sans faire non plus de l’esthétisme." Y est-il parvenu ? Pierre Murat dans Télérama ne le croit pas : "On veut bien admettre que de nombreuses séquences de Libera me exigent le silence. Mais toutes ne le justifient pas […]. Lorsque tout le monde ne fait que se taire, c’est comme si chacun parlait pour ne rien dire. Et l’obstination de Cavalier frise alors l’obsession d’un surdoué, conscient de sa valeur."
3. Voir les pages que consacre Alain Besançon à Kandinsky dans L'image interdite, Folio, 1994.