Tout filmer ?

La Drôlesse de Jacques Doillon, sorti en 1978, nous en dit plus long sur le cinéma que la plupart des films d'aujourd'hui.

Maltraité par sa mère et son beau-père, François, 17 ans, enlève Mado, 11 ans. Celle-ci se laisse faire, même si elle reconnaît qu’elle a quand même "un peu les jetons". François l’emmène dans le grenier qui lui sert de chambre. Pour pouvoir lui faire croire qu'il peut la surveiller quand il n'est pas là, il imagine d'y installer une fausse caméra. Cette caméra bricolo est munie d'un interrupteur et d'un voyant rouge. Quand le voyant est allumé, la caméra est en marche.

Mado, comme Winston Smith dans 1984, comprend très vite qu'elle peut quand elle le veut se glisser en dehors du champ de la caméra mais aussi qu'il lui faut, paradoxalement, pour ne pas éveiller l’attention, passer régulièrement devant la caméra (1). Son jeu n'est plus alors du tout spontané, elle ne sait plus quoi faire de ses bras, comme parfois quand on se sait filmé. "Never show dismay! Never show resentment! A single flicker of the eyes could give you away", écrit Orwell. "Even a back can be revealing."

Cette caméra factice, qui filme à blanc, est un jouet. C’est aussi une arme à double tranchant. Quand Mado dit vouloir faire pipi, François l’éteint. On ne peut pas tout filmer. Mado et François en savent sans doute plus sur le cinéma et les images que la plupart des réalisateurs, des producteurs et des critiques d’aujourd’hui.

La reconstitution finale de l'enlèvement donne une dimension supplémentaire au film. Les deux personnages réapparaissent à l’écran, sans que l'on comprenne d'abord pourquoi, puisqu'ils viennent de se quitter. Cette transition que l'on pourrait qualifier d'hétérogène (2), voulue par le montage, frappe le spectateur. François et Mado ne parviennent pas à rejouer la scène. Cette reconstitution, c'est du mauvais théâtre. On voudrait que cela ressemble davantage à un enlèvement, où à l'idée que l'on s'en fait. Le spectateur a assisté à cette scène au début du film. Qu'avons-nous vu ?

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L'enlèvement La reconstitution

Mado nous ramène pour finir du côté du récit : "On dirait que je suis morte." Mado et François, pour pouvoir supporter cette reconstitution, se détachent de celle-ci. Ce dont il est question ne les concerne plus (3).

Notes

1. "For some reason the telescreen in the living room was in an unusual position. Instead of being placed, as was normal, in the end wall, where it could command the whole room, it was in the longer wall, opposite the window. To one side of it there was a shallow alcove in which Winston was now sitting, and which, when the flats were built, had probably been intended to hold bookshelves. By sitting in the alcove, and keeping well back, Winston was able to remain outside the range of the telescreen, so far as sight went." Aujourd’hui, certaines caméras de surveillance sont programmées de telle façon qu’elles peuvent détecter certains comportements inhabituels.
2. S'agit-il ici d'une transition hétérogène du "deuxième degré", du récit vers le commentaire et de la prospection vers la rétrospection ? Weinrich parle dans ce cas-là de "métaphore temporelle". Toute métaphore se définit comme signe linguistique (les personnages) pris dans un contexte inattendu, contre-déterminant (la reconstitution). Ces transitions "hétérogènes" sont rares et surprenantes. Elles font la richesse des textes.
3. La reconstitution s'appuie sur un récit. Mais celui-ci est encadré par du commentaire. Le jeu est faussé comme quand Mado se laisse filmer par la caméra de surveillance.