La lutte de l'ombre et de la lumière

J'aime tout dans cette nouvelle de Claude, mais surtout l'art avec lequel il entraîne son lecteur progressivement, et presque malgré lui, sur un terrain dérangeant.

C’est l'impression de malaise qu'elle laisse, que l'on retient, d'abord. Son côté inquiétant, au sens où Freud l'entendait. Plus que l'étrangeté, c'est en effet le familier qui crée ici l'effroi. "Parfois, je me croisais dans une vitrine, dans un miroir" … "Quel était cet inconnu tatillon et banal ?" Un peu plus loin : "Je ne cessais de retrouver les mêmes lieux."

On voudrait pourtant se défaire de son passé, de ses attaches. Plus de guide, plus de bagage. Le soleil glisse dans le "ravin" des rues. Une porte matelassée pivote, et l'on se retrouve "dans un couloir rempli d'une sombre fraîcheur". On est bousculé, un portail s'ouvre, le vantail cède sous le choc, on est projeté "comme au fond d'un puits, au cœur d'une lumière d'aquarium." Le point de vue change aussitôt.

Le quartier neuf, il n'y a rien à en tirer, il est "lamentable". L'ordre, le silence le caractérisent et le figent. Le décor est celui d'une ville foudroyée. "Au bout de quelque rue, on découvre une grande place de mâchefers tassés, une plaque de vide aux limites indécises."

Mais l'enfance ressurgit, au détour d'une phrase, comme chez Proust. "Les étalages écroulés n'étaient plus, au milieu de l'après-midi, qu'une sorte de dépotoir d'où montaient des odeurs fortes qui me remplissaient d'une mélancolie grise."

L'élégance du narrateur, son Panama, sa mesquinerie même – "Cette défiance provoqua chez moi un très vif mécontentement" – le font ressembler à Dirk Bogarde, dans Mort à Venise, que sa solitude, sans remède, stupéfie : "J'atteignais le palais de silence qui m'attendait comme un vaisseau amarré au bout d'une darse abandonnée."

C'est la 5e symphonie de Mahler que l'on entend, en lisant ces pages. "Les escarpes glissent le velours de leurs pas le long des trottoirs." Le coup peut venir de là, comme de n'importe où, à n'importe quel moment. On le craint et l'espère à la fois. Mais ces rôdeurs ont chez Claude – il n'est pas dit que l'écrivain aura dit son dernier mot – une démarche "de reine". La mort se décline au féminin, comme chez Baudelaire.

"Certains ont dit des romans de Kafka qu'ils possédaient la manière des rêves – et on peut être d'accord. Mais qu'est-ce que la manière des rêves ? Leur déroulement sans contrainte, transparent et évident à chaque instant, le sentiment et le savoir qui sont les nôtres de la justesse profonde de leur déroulement, et le sentiment que cela nous concerne au premier chef." En parlant de Kafka, Alfred Döblin avait vu juste. Et ces mots conviennent bien ici aussi. "Seule importe la virtuosité des artistes qui exaltent la lutte de l'ombre et de la lumière."

BM, mars 2014