Conclusion

Les spectateurs de Borgen aiment sûrement les gâteaux à la crème (pour ne pas dire le sexe), comme Nete Buch, dans l'épisode intitulé "Tu ne commettras point d'adultère". Et voudraient pouvoir, comme Katrine Fønsmark, en manger plus, sans culpabiliser.

Il n'y a pas de mal à se faire plaisir dans la limite du raisonnable. C'est tout ce que la série a à dire et l'on s'en doute, c'est ce que le spectateur veut entendre (1).

Il n'y a pas de mal à se faire plaisir, mais il y a toujours un "mais". "Il semble que l'on ne puisse tolérer la satisfaction des désirs que si elle porte le sceau de l'homologation sociale, que si elle est canalisée par les mass media, c'est-à-dire, en d'autres termes, uniquement si elle a été soumise à une censure préalable avant d'être autorisée à entrer dans le champ d'expérience du lecteur. Ainsi, même dans un domaine où l'on est censé se "laisser aller", on pousse au conformisme", écrit Adorno (2).

La formule suivante pourrait résumer tout Borgen : "Finalement, on s'en est bien sorti." Les malades guérissent. Les enfants sont insupportables mais pas trop. Les parents sont de bien mauvais parents mais pas trop. On peut être viré du jour au lendemain – toujours pour de mauvaises raisons – mais on finit toujours par retrouver du travail, puisqu'on le mérite.

Les personnages sont à la fois forts et faibles. On les incite à se comporter de façon violente tout en leur demandant de condamner ce type de comportement (3). En public, la règle est de ne rien laisser transparaître. Mais il leur arrive de pleurer, plus souvent qu'à leur tour. Le médecin de Birgitte Nyborg l'interpelle ainsi : "Quand cesserez-vous de jouer les héroïnes ?" Avant de lui donner ce conseil, qui pourrait figurer à la rubrique astrologique de n'importe quel magazine : "Passez plus de temps avec les gens que vous aimez (4)."

On n'en peut plus de ces "conseils". Le cinéma, c'est autre chose. Voyez le Bellocchio. Voyez le remarquable film de Robert Bresson, Une femme douce, que l'on redécouvre ces jours-ci. Voyez Lola, de Rainer Werner Fassbinder, Katyń, d'Andrzej Wajda, Le Ruban blanc, d'Haneke.

Entre le cinéma, tel que nous le connaissons, et les séries, telles qu'on nous les présente, il y a solution de continuité. Comment celles-ci pourraient-elles par conséquent représenter l'avenir de celui-là ?

Notes

1. Le spectateur peut coucher avec son chauffeur, comme Birgitte Nyborg, mais il faut déjà qu'il en ait un. Il se contentera plus vraisemblablement de regarder la série. Le fait de regarder les autres le faire lui procurera une première satisfaction immédiate. Plus facile à mettre en pratique. Moins cher qu'une consultation. "Je me bats contre le public, écrit Thomas Bernhard, contre ce mur, qui ne recule pas, même d'un pouce. Il ne veut rien savoir, rien entendre." Le public "n'aspire qu'à se divertir de la façon la plus triviale et la moins fatigante possible", ajoute-t-il. "Ce qui m'a intéressé n'a toujours été que d'écrire pour des acteurs et contre le public." Sur les traces de la vérité. Discours, lettres, entretiens, articles, Gallimard, 2013, p. 128-132.
2. "Une part de plus en plus grande des activités de loisir auxquelles on prétend se livrer dans le but de s'amuser ou de se détendre est en réalité détournée au profit de l'intérêt individuel rationnel, et l'on entreprend ces activités non parce qu'on en a réellement envie, mais parce qu'elles sont obligatoires si l'on veut faire avancer sa carrière ou préserver son statut." Des étoiles à terre, op. cit., p. 88-90.
3. Le spectateur s'identifie à l'aggresseur, autant qu'à la victime. On lui fait jouer le rôle du "bourreau". Des étoiles à terre, op. cit., p. 71 et suiv. "Ce qui n'a aucune utilité ici et maintenant doit être abandonné", souligne Adorno. On ne doit pas se préoccuper du passé. "Les vieux amis sont, de temps à autre au moins, présentés comme une sorte de fardeau, comme des personnes exigeantes et qui parfois présentent des requêtes abusives en vertu d'une relation qui appartient en réalité au passé." Des étoiles à terre, op. cit., p. 139-140. Voir le personnage de Sejrö Bent dans Borgen. Il est la mauvaise conscience de Birgitte Nyborg, et accessoirement son ancien ministre des Finances. Une sorte de surmoi.
4. Dans l'épisode de la série qui s'intitule "La chute". Il n'y a pas de mal à se faire aider, c'est ce qu'il faut retenir. Le spectateur dépressif appréciera.