Le spectateur

Les séries visent à renforcer les mécanismes de défense du spectateur, plutôt qu'à les combattre. Elles jouent en cela un rôle assez comparable au rôle que joue l'astrologie dans l'ouvrage que Theodor W. Adorno lui a consacré dans les années cinquante (1).

Les séries infantilisent le spectateur en lui envoyant un double message : "C'est normal d'avoir des pulsions (sexuelles mais aussi de destruction). On va s'en occuper, mais du calme ! Si vous obéissez, tout ira bien !" On part du principe que le spectateur a besoin d'être aidé et que la série, par le truchement de ses personnages, a un rôle à jouer en la matière. L'idée sous-jacente étant que les scénaristes en savent en définitive toujours plus long sur le spectateur que le spectateur lui-même.

Le spectateur, tel que l'auteur de la série se le représente, est un hyperactif, à l'image des personnages de Borgen. Il exerce des responsabilités qui l'amènent à devoir prendre sans cesse des décisions. "On le conduit à se voir agir comme s'il était fort et comme si son activité avait la moindre importance", écrit Adorno, à propos du lecteur du Los Angeles Times (2). On ne perd en fait jamais de vue la réalité. On le présente "comme quelqu'un qui, quoique assez haut placé dans la hiérarchie professionnelle, dépend en dernier ressort d'autres personnes encore mieux placées" que lui.

Aussi, le spectateur est-il censé ne pas aller très bien. On lui rappelle en permanence qu'il ne doit pas broyer du noir, qu'il doit être raisonnable, n'entrer en conflit avec personne. "Lorsqu'on envisage que le lecteur puisse être en butte à l'hostilité d'autrui, on lui fait comprendre qu'il ne doit pas riposter, mais céder en adoptant une attitude qui traduise sa propre supériorité intérieure", explique Adorno (3). C'est l'attitude qu'adopte, à un moment donné, le personnage de Torben Friis dans Borgen (4).

Céder, c'est aussi ce que préconisent à la fois Ismène et Chrysothémis dans Antigone et dans Électre respectivement. "S'il faut que je vive / Libre, je dois en toute chose me soumettre au pouvoir", proclame ainsi Chrysothémis (5). Ce paradoxe participe du renforcement des défenses qui se mettent ici en place.

Le narcissisme est l'une de celles que l'on peut le plus facilement actionner. "La vanité s'alimente à des sources instinctuelles si puissantes que celui qui la flatte peut dire sans risque à peu près n'importe quoi", écrit Adorno (6). Le spectateur mérite d'être à la place subalterne qu'il occupe (7), mais on le console en le faisant passer pour une sorte d'éternel incompris, qui a pourtant des "atouts" (8) à faire valoir et de nombreux "amis" (9).

Tout finira bien par s'arranger le "moment venu". Mais en attendant, il faut faire avec (10).

Notes

1. Theodor W. Adorno, Des étoiles à terre. La rubrique astrologique du Los Angeles Times. Étude sur une superstition secondaire, Exils, 1975. Pour en savoir plus sur les mécanismes de défense, voir le Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, PUF, 1967.
2. Des étoiles à terre, op. cit., p. 65.
3. Des étoiles à terre, op. cit., p. 124.
4. Les caprices des supérieurs "sont attribués au fait qu'eux aussi connaissent des soucis et des problèmes personnels qui exigent de la compréhension – à moins qu'on se contente de considérer ces personnes comme simplement ridicules du fait de leur attitude pompeuse et arrogante", souligne Adorno (p. 142). Birgitte Nyborg ne se comporte pas toujours bien mais on peut lui pardonner. En revanche, Alex Hjort est simplement ridicule. "L'idée psychologique banale selon laquelle la prétention n'est souvent qu'une simple formation réactionnelle au complexe largement répandu d'infériorité est mise en œuvre pour permettre au lecteur d'affronter plus facilement sa propre dépendance sociale. […] La stigmatisation de l'"ego démesuré" est une constante de la lilttérature psychologique populaire." (p. 96-97). "L'humilité devant les puissants semblera moins dommageable à ce que l'on appelle l'estime de soi si elle passe pour le résultat d'une plus grande perspicacité, soit à l'égard de soi-même, soit à l'égard de ceux à qui l'on obéit." (p. 123)
5. Électre, Les éditions de Minuit, 2007. Traduction : Jean et Mayotte Bollack.
6. Des étoiles à terre, op. cit., p. 49.
7. "Sociologiquement, le schéma est fondé sur la conscience que chacun est remplaçable dans le processus économique. On cherche à imprimer au lecteur le sentiment que s'il est autorisé à accomplir sa fonction sociale, c'est en vertu d'une sorte de bienfait irrationnel accordé au fils peu méritant par un père toujours aimant." Des étoiles à terre, op. cit., p. 134.
8. Des étoiles à terre, op. cit., p. 99 et suiv. Dans Borgen, on met l'accent sur les critères jugés injustes que sont la jeunesse et le physique des personnages. On n'en est pas à une contradiction près.
9. Comme sur Facebook ? Des étoiles à terre, op. cit., p. 131 et suiv.
10. Des étoiles à terre, op. cit., p. 71 et suiv.