L'hiver de la culture

"Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d'art, qu'il faudra lancer. Quel processus justifiera son entrée sur le marché ? Comment, à partir d'une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d'euros l'exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires ? Question de créance : qui fera crédit à cela, qui croira au point d'investir ? (1)"

Cet auteur, Damien Hirst, pour ne pas le nommer, qui a été jusqu'à déclarer quelque part : "My cows cut up in formaldehyde have more personality than any cows walking about in fields", vient de publier un abécédaire qu'il destine aux enfants – rien ne leur sera donc épargné. Les enfants ne sont-ils pas "naturellement doués pour l'art" ? (2)

En 1991, Hirst a créé une "œuvre" qu'il a intitulée, accrochez-vous, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living : "My intention was to replicate the sort of fear you might feel on being confronted with a shark. It's the fear of death, but I've always noticed kids love it rather than being frightened of it."

Les enfants ne sont pas idiots. Ils ont des yeux pour voir et n'ont pas moins peur de la mort que les adultes. Dans Pour fêter une enfance, Saint-John Perse se souvient : "Et une très petite sœur était morte : j'avais eu, qui sent bon, son cercueil d'acajou entre les glaces de trois chambres." Dans Le Ruban blanc, Haneke le montre aussi parfaitement (3).

Ces propos de Hirst font malheureusement davantage penser au film de Michael Powell, Peeping Tom, qu'au Petit Chaperon rouge.

Notes

1. Jean Clair, L'hiver de la culture, Flammarion, 2011, p. 99-100.
2. "Damien Hirst has turned his best-known works – including the dead shark and the diamond skull – into ABC, a picture book for children." The Guardian : "Which are your favorite images?” Réponse : "I love L is for Lamb. The image is of my 1994 work Away from the Flock. Over 20 years on, it still has a powerful tragic quality for me. The formaldehyde gives it a kind of serene weightlessness, almost a new life." The Guardian, 29/09/13. Sur le culte des reliques et le désir d'immortalité qui lui est paradoxalement attaché, voir Jack Goody, La peur des représentations, La Découverte, 2003, p. 89 et suiv.
3. On pourrait multiplier les exemples.