Vous me suivez ?

Conrad saisit deux faces de l'impérialisme intimement liées, analyse Edward Said : "l'idée, parfaitement claire dans sa force et dans ses effets, qu'il est fondé sur le pouvoir de s'emparer d'un territoire ; et l'effort pour déguiser ou obscurcir cette idée en créant un mécanisme d'autojustification, une autorité qui se fonde et s'exalte elle-même, afin de l'interposer entre l'agent de l'impérialisme et sa victime."

Ce sont ces mêmes mécanismes d'autojustification qui sont à l'œuvre dans le film d'Haneke. Anne Laurent aligne les lieux communs. Les mots qu'elle prononce ne veulent plus rien dire ; les principes qu'elle défend sont sans objet (1). Quant à son avocat, il s'adresse ainsi à la veuve de l'ouvrier, qui n'en peut mais :

"La responsabilité civile de mes clients n'est nullement engagée. Mais, monsieur et madame Laurent sont bien entendu conscients, en dehors des autres aspects tragiques de cet accident, des difficultés financières que cela occasionne à votre famille, tout particulièrement en ce qui concerne les enfants mineurs que vous aurez encore longtemps à charge. En théorie, vous pourriez à présent tenter de faire valoir devant un tribunal votre droit éventuel à une indemnisation sur la base de la responsabilité civile, bien que comme je l'ai déjà mentionné, je ne vois aucun fondement juridique à une telle démarche. Malgré cela, nos mandants sont disposés à vous aider dans cette situation difficile et à vous verser la somme de 35 000 euros, pour vous aider au moins sur le plan financier. Cependant, rien ne les y oblige. Bien sûr, vous n'êtes pas tenu de décider tout de suite si vous voulez ou non accepter cette offre et éviter ainsi de porter l'affaire devant le tribunal. Discutez en avec un avocat de votre choix et faites-moi ensuite connaître votre position. Quant à l'incident devant chez vous, dont nous avons entre temps retrouvé le témoin, le procureur n'en a pas encore connaissance et il ne tient qu'à vous qu'il n'en sache rien et qu'il n'y ait pas de procédure d'indemnisation. Vous me suivez ?"

La violence de cette intervention n'échappera à personne.

Aki Kaurismäki, dans L'homme sans passé, se sert de ces éléments de langage pour désamorcer ce discours et créer un effet comique. L'homme "sans passé", qui a perdu la mémoire, n'est pas capable de donner son identité. Il s'expose ainsi à une peine de prison ou à une amende. Un avocat, qui ne paie pas de mine, arrive juste à temps pour le tirer d'affaire : "L'article en question sera appliqué seulement si vous démontrez que mon client l'a transgressé avec préméditation ou pour vous induire en erreur. Toutefois, ce n'est pas le cas, car il s'agit d'une perte de mémoire provisoire provoquée par une violence externe. Selon l'arrêt de la Cour de cassation n° 116 de l'année 1920, la police s'est rendue coupable en le gardant plus de 48 heures, non seulement d'une faute de service, mais aussi d'une séquestration. Toutefois, sur mon conseil, mon client a accepté de ne pas porter plainte s'il est libéré immédiatement et si l'on n'engage pas de poursuites contre sa personne en raison de ces faits."

Mais pas de deus ex machina dans la réalité, et dans le film de Michaël Haneke.

Le Havre

Note

1. Anne Laurent reprend immédiatement la parole, pour désamorcer la situation, après que son fils, accompagné de migrants, a interrompu son repas de mariage : "Mesdames et messieurs, je suis désolée que vous ayiez dû assister à cette scène pénible. Mon fils a des problèmes, il est sous traitement médical. Il ne faut pas lui en vouloir. Voilà. Mais mon fils est quelqu'un de bien. Je suis vraiment profondément désolée. Mais je vous en prie, reprenez vos places. Au nom de notre amitié, rasseyez-vous, je vous le demande."