Le sens de la dialectique

Pour Marcos Uzal, Haneke n'a "aucun sens de la dialectique ou du contrepoint" : "Pour filmer le violent mépris de cette classe envers l'Autre (l'ouvrier, l'étranger, l'immigré), [Haneke] se contente de redoubler l'aveuglement de ses personnages en ne soumettant jamais son petit théâtre au moindre contrechamp (1)."

On reproche à Haneke ce que l’on reprochait à Conrad, sans voir qu'il travaille comme lui sur la question du langage et du pouvoir qu'il confère, la confiscation de la parole n'étant pas le moindre de ces pouvoirs. "Pas d'empire, pas de roman européen tel que nous le connaissons", allait jusqu'à soutenir Edward Said, dans Culture et impérialisme (2).

Le lien avec Conrad et Coppola est établi, plus qu'avec Chabrol, Buñuel, ou on ne sait qui (3). Dans Apocalypse Now, on voit les hélicoptères fondre sur la côte, depuis la côte. Le format de l'image et l'ampleur du son renforcent l'effet produit. Ce plan modifie la perception que l'on a de l'ensemble du film, comme dans la musique sérieuse (4) ou la littérature (5).

Changement de point de vue

Aussi, quand Michel Ciment soutient qu'Apocalypse Now peut être vu comme un opéra, n'a-t-il pas tort de le dire mais d'en déduire ce qu'il en déduit : "On ne montre pas (mais faut-il "montrer" au cinéma ?) la souffrance des populations." Même si Coppola "dénonce le délire" de ce lieutenant-colonel, précise Michel Ciment, "n'empêche que", on est dans la "guerre spectacle". Le tropisme (6) de Michel Ciment l'induit en erreur. Ce lieutenant-colonel se raconte une histoire. On est dans la croyance. Et le spectateur n'a pas besoin de notes de bas de page pour le percevoir.

Ngugi wa Thiong'o écrit, à propos d'un livre, récemment paru, consacré à Conrad (7) : "I could not wholly embrace Achebe's overwhelmingly negative view of "Heart of Darkness" or Conrad in general. Somehow, the essay failed to explain what had once attracted me: Conrad's ability to capture the hypocrisy of the "civilizing mission" and the material interests that drove capitalist empires, crushing the human spirit. […] In "Heart of Darkness," the final image of Kurtz, the man of light and reason, is one of him hedged by human heads, capturing the horror of imperialism and the hollowness of the enlightenment philosophy with which colonialism wrapped itself."

Notes

1. "Happy End, le dégoût des autres", Libération, 03/10/17. "On n'entend jamais leur voix [la voix des migrants]", regrette un autre critique. "Haneke les prive de leur parole." (Le Masque et la Plume, 08/10/17) Haneke a un point de vue, le lui reproche-t-on ?
2. Culture et impérialisme, Fayard, 2000, p. 122. Les critiques, comme les politiques, devraient s'emparer de ces questions et s'interroger sur le pouvoir discriminant qu'eux-mêmes exercent, quand ils choisissent par exemple de rendre ou non compte d'un film. "Lever l'index pour dire la vie, renverser le pouce pour dire la mort. Telle est la critique", Pascal Quignard, Critique du jugement, Galilée, 2015.
3. "En matière de satire de la bourgeoisie, Buñuel et Chabrol étaient plus percutants et, surtout, moins sinistres", peut-on lire par exemple dans Télérama (04/10/17). Haneke a toujours dit que Chabrol ne l'intéressait pas beaucoup. Il a d'ailleurs découvert Isabelle Huppert dans La Dentellière. La scène du retour de Georges Laurent de l'hôpital, après sa tentative de suicide, est un clin d'œil au Parrain. Mais Haneke a choisi de ne pas la filmer comme Coppola. Seule Ève est là pour l'attendre. Son chien ne le reconnaît pas.
4. "Sur la musique populaire", Theodor W. Adorno, 1941. "Dans l'introduction du 1er mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, le second thème (en do majeur) prend son vrai sens seulement du contexte. Seulement, par rapport au tout, il acquiert ses qualités lyriques et expressives particulières comme caractère du 1er thème. Pris isolément, le second thème serait dépouillé jusqu'à l'insignifiance." [lien]
5. "Il n'y a rien d'absurde, en effet, à prétendre que, même dans un texte assez long, comme un roman, le premier mot peut étendre jusqu'au dernier l'impact de ses déterminations", note Harald Weinrich. On pourrait assez facilement le démontrer, en supprimant le seul terme péjoratif d'un texte, par exemple. "Cette persistance d'un signe au long d'un texte demande quelque complément d'explication. La linguistique textuelle, plus précisément ici la sémantique textuelle, part d'une constatation fondamentale : un texte n'est pas un pur alignement de signes repliés sur eux-mêmes ; c'est au contraire à partir du réseau de leurs déterminations mutuelles qu'il peut se constituer. L'effet d'un signe dans un texte n'est rien d'autre que cette capacité à déterminer d'autres signes de son entourage. Il est impossible d'assigner des limites théoriques à cette capacité déterminative ; tout dépend de l'occurrence concrète du signe dans chaque texte concret." Harald Weinrich, Le Temps, Éditions du Seuil, 1973 (pour la traduction). Dans Apocalypse Now, les propos de Kilgore ("You smell that? Do you smell that? […] I love the smell of napalm in the morning. […] Smelled like… victory. Someday this war is gonna end.") sont à mettre en rapport avec ceux de Kurtz au chapitre 32 de la version intégrale (Kurtz lit des extraits d'articles de Time Magazine). Sans ce chapitre, le film perd son sens.
Chapitre 32
6. "Kubrick, avec sa lucidité et son pessimisme radical, montre la guerre comme elle est. Full Metal Jacket est peut-être l'un des très rares films où il n'y a aucune identification possible. Aucun frisson guerrier ne le parcourt. Kubrick, c'est la lucidité totale, il n'y a aucun moyen d'exalter la guerre. Le film de Kubrick est le seul qui procède à une sorte de distanciation par rapport au conflit. Dans Full Metal Jacket, Kubrick a réussi à contourner l'obstacle de l'identification." "Les discussions du soir", France culture, 02/12/16. Full Metal Jacket n'est évidemment pas le seul film de guerre qui procède à cette distanciation.
7. "The contradictions of Joseph Conrad", The New York Times, 25/11/17. "His art, which he defined as the capacity to make readers hear, feel and see, was able to capture contradictions within empires and resistance to them."