L'accident

Dérives sur le Nil de Naguib Mahfouz a été publié au Caire en 1966. Accident de Joseph Losey est sorti en 1967.

Dans Accident, les professeurs se retrouvent régulièrement dans la bibliothèque de l'université, qui leur sert de fumoir. L'un d'eux tombe sur une brève dans un magazine : "Analyse statistique des rapports sexuels entre étudiants à Milwaukee. 70 % s'y livrent dans la soirée. 29,9 % entre 14 h et 16 h et 0,1 % durant les cours sur Aristote." Commentaire de son collègue : "Je suis surpris qu'Aristote figure au programme du Wisconsin (1)."

Accident

C'est aussi l'esprit décalé qui règne à bord de la péniche du roman de Naguib Mahfouz. Des personnages spirituels mais médiocres, note Samara, la journaliste, dans son carnet. Quand un homme meurt écrasé de par leur faute, ils prennent la fuite.

""Il faut fuir !" dit Ragab d'un ton résolu. Un silence nauséeux les envahit et il ajouta : "On n'a pas le choix…" Personne ne soufflait mot… Samara finit par murmurer : "Peut-être a-t-il besoin d'aide ? — Il est mort.""

Ce "Il est mort" est le premier élément de toute une série d'excuses : "De toute façon, nous ne sommes pas médecins" / "Il faut fuir, c'est la seule solution" / "Vas-y ! sinon nous sommes perdus" / "Nous sommes sur terre ici, pas sur une scène de théâtre…" / "Il n'est pas impossible que ce soit un animal" / "Ce n'est qu'un malheureux accident" / "C'est très triste, mais il vaut mieux oublier toute cette histoire". "Tout autre comportement ruinerait la réputation de trois femmes, compromettrait les autres, et me mènerait devant le tribunal", tranche Ragab. "Nous aurions tous subi l'humiliation du scandale." L'avocat de la bande ajoute : "Et puis l'homme n'en ressuscitera pas pour autant."

Comme dans Happy End, ils pensent dédommagement (2) : "Si on lui découvre des parents, nous trouverons un moyen pour les dédommager", avance Ali as-Sayid, le critique d'art, en s'adressant à Samara : "Peut-être penses-tu au fond de toi que notre devoir est clair… Du point de vue théorique, c'est vrai, nous aurions dû nous arrêter."

Il tente ensuite de la dissuader de se livrer à la police : "Je te connais mieux que les autres, une fille remarquable, à tout point de vue, mais il faut faire preuve d'une certaine flexibilité pour affronter les épreuves de la vie. Ce regrettable accident n'est pas un problème national, ni une question de principe. Ne pas reconnaître le meurtre est une faute mais c'est hélas un méfait très répandu." / "Te sommes-nous donc tous indifférents ? Veux-tu vraiment sacrifie notre bonheur pour rien ?" / "Tu te tourmentes sans raison, des milliers de gens sont tués chaque jour inutilement, et le monde ne s'en porte pas plus mal (3)."

Peu avant l'accident, les mêmes badinent : "Dans l'obscurité, nous avons essayé de mettre notre modernisme à l'épreuve, en commençant par reconnaître nos fautes. Chacun de nous a reconnu ses crimes ! Enfin, ce qui est considéré comme tel par l'opinion publique ! — Quel a été le résultat ? — Excellent ! — Combien y en a-t-il eu ? — Des dizaines ! — Combien de délits ? — Des centaines !" Puis : "Nous avons été d'accord pour nous déclarer bons et honorables, et pour dire que la morale des temps révolus qui nous condamne, est bien morte… Nous sommes les pionniers d'une morale nouvelle que la législation n'a pas encore régularisée." Et avant de reprendre le volant, Ragab lance : "Un chauffeur moderne va vous conduire !" "Tel est libre avec les mœurs qui pense de manière ordinaire", écrit Maurice Merleau-Ponty dans "Sur l'érotisme".

Dans Accident, Anna est responsable de l'accident qui a couté la vie à son petit ami, William. "Il ne faut pas qu'on vous voie", lui lance son professeur, qui veut profiter de la situation (4).

"Arrêtez ! Vous lui écrasez le visage !"

Avec Benny's Video (1992), on bascule dans un autre monde. Le père de Benny lui demande : "Quelqu'un vous a vus ensemble ? Quelqu'un qui te connaît ou qui la connaît ?" Avant de l'expédier en Egypte, le temps de faire disparaître le corps.

Notes

1. "L'amour sexuel est un rapport entre deux personnes, dans lequel un tiers ne peut qu'être superflu ou perturbant, tandis que la culture repose sur des relations entre un plus grand nombre d'êtres humains", note Freud dans Le malaise dans la culture. "Si l'on fait disparaître le droit individuel à des biens matériels, il reste encore le privilège venant des relations sexuelles, qui doit nécessairement devenir la source de l'envie la plus forte et de l'hostilité la plus véhémente entre les hommes, mis par ailleurs sur un pied d'égalité."
2. Dans Happy End, la vie d'un ouvrier vaut 35 000 euros.
3. Mais Samara n'est toujours pas convaincue. L'avocat reprend, en changeant de ton : "Ce que nous avons mis si longtemps à bâtir, tu le détruis par ta bêtise, en l'espace d'une seconde !" La flatterie, la douceur, les menaces ne marchent pas. Seuls ses sentiments pour Ragab vont compter. C'est ce qu'Anis Zaki a compris. "La vie continuerait-elle comme si rien ne s'était passé ?", se demande-t-il. Avant de les mettre à son tour au pied du mur : "Plus rien n'a d'importance, sauf le meurtre" / "Il faut que justice se fasse" / "Il faut que nous allions avouer ce meurtre sur-le-champ."
4. Il livre un faux témoignage. Son comportement cette nuit-là est en contradiction avec les valeurs qu'il défend le jour et l'image qu'il se donne (son flegme, son indifférence). Il se venge ainsi à la fois de son collègue qui entretenait une liaison avec son étudiante et de son étudiant, qui avait pour lui la jeunesse. "Il n'est manifestement pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l'agression qui est le leur", note Freud. Son hypothèse de la pulsion de mort ou de destruction a rencontré des résistances. "On n'aime pas entendre mentionner le penchant inné de l'homme au "mal", à l'agression, à la destruction et par là aussi à la cruauté." Sophie Avon : "J'ai été frappée par une terrible humanité qui se dégageait de sa galerie de portraits. Oui, ils sont monstrueux, mais c'est nous, ils sont faits à notre image." Jérôme Garcin (offusqué) : "Oh ! je t'en prie !" Sophie Avon (tentant de se justifier) : "Je l'ai ressenti comme ça et le film m'a touché à ce moment-là." Jérôme Garcin : "Moi, pas un seul instant, je ne me suis reconnu dans ces gens-là." (Le Masque et la Plume, 08/10/17) "On a relativement peu de peine à se persuader qu'il [le monde décrit par Haneke] ne saurait être le nôtre", écrit Jacques Mandelbaum, dans Le Monde (04/10/17). Mais il ajoute : "Mais peut-être avons-nous tort ?"