Égée et Thésée

Il laissa une épée et des chaussures, qu'il dissimula sous un gros rocher percé d'une cavité qui enveloppait exactement les objets déposés.
L'extrait
 
Égée désirait avoir des enfants. Il consulta la Pythie qui, dit-on, lui rendit l'oracle bien connu lui défendant d'avoir des rapports sexuels avec une femme avant d'être arrivé à Athènes. Mais ce n'était pas du tout cela qu'elle semblait vouloir dire; Aussi, comme il passait à Trézène, Égée communiqua-t-il à Pitthée la réponse du dieu, qui était ainsi formulée :

Le pied qui sort de l'outre, ô grand prince des peuples,
Ne le libère pas, avant d'être arrivé
Près du peuple d'Athènes.

On ignore ce que Pitthée eut dans l'esprit, mais il amena Égée, par persuasion ou par tromperie, à s'unir avec Aïthra. Égée coucha donc avec elle, puis il apprit q'il s'agissait de la fille de Pitthée ; alors, devinant qu'elle était enceinte, il laissa une épée et des chaussures, qu'il dissimula sous un gros rocher percé d'une cavité qui enveloppait exactement les objets déposés. Il ne confia la chose qu'à Aïthra, et il lui fit les recommandations suivantes : si elle avait de lui un fils qui, parvenu à l'âge adulte, fût capable de soulever le rocher et de retirer les objets qu'il avait laissés dessous, elle devait le lui envoyer, avec les objets en question, dans le plus grand secret, en se cachant de tous, autant que possible. Il redoutait beaucoup en effet les Pallantides qui intriguaient contre lui et le méprisaient parce qu'il n'avait pas d'enfant (ces fils de Pallas étaient cinquante). Puis il partit.

Aïthra mit au monde un fils. Selon certains, l'enfant fut aussitôt nommé Thésée, à cause du dépôt [thésis] des signes de reconnaissance ; selon d'autres, ce nom lui fut donné plus tard, à Athènes, quand Égée le reconnut [thésthaï] pour son fils. Il fut élevé par Pitthée, et eut pour précepteur et pédagogue un nommé Connidas […].

Aïthra tint d'abord cachée la véritable naissance de Thésée ; le bruit courait, répandu par Pitthée, qu'il était fils de Poséidon. Les habitants de Trézène vénèrent tout particulièrement ce dieu : c'est le protecteur de leur cité, ils lui consacrent les prémices de leurs récoltes, et ils nt choisi le trident pour emblème de leur monnaie. Mais, quand Thésée atteignit l'adolescence et qu'il révéla, outre la force de son corps, une vaillance et un courage inébranlable, soutenu par l'intelligence et la réflexion, alors Aïthra le conduisit devant le rocher. Elle lui révéla sa naissance et lui dit de retirer les signes de reconnaissance laissés par son père, puis d'embarquer pour Athènes. Thésée se glissa sous le rocher et le souleva facilement, mais il refusa de prendre la mer. Pourtant, la traversée était sûre, et son grand-père comme sa mère le priaient de choisir cette voie. […] depuis longtemps, semble-t-il, la gloire des exploits d'Héraclès avait enflammé, en secret, le cœur de Thésée. Il faisait du héros le plus grand cas […] Thésée jugeait scandaleux et intolérable, alors qu'Héraclès pourchassait partout les criminels pour en purifier la terre et la mer, de se dérober, lui, aux combats qui se présenteraient sur son chemin. En fuyant ainsi par la mer, il ferait rougir le père que lui attribuaient la rumeur et l'opinion ; quant à son père véritable, il lui porterait, comme signes de reconnaissance, des chaussures et une épée que le sang n'aurait pas trempée, au lieu de lui présenter aussitôt, attestée par des exploits glorieux et des heuts faits, la marque de sa noble naissance. […] 

À son arrivée dans la cité, il trouva la vie publique en proie aux désordres et aux dissensions ; quant à la situation d'Égée et de sa maison, elle était bien mal en point. Médée, qui s'était enfuie de Corinthe, avait promis de guérir Égée de sa stérilité grâce à certaines drogues ; elle vivait avec lui. Elle devina l'identité de Thésée. Égée, lui, l'ignorait : c'était un homme vieillissant, qui, à cause des troubles civils, tremblait constamment ; elle sut le convaincre d'offrir l'hospitalité à Thésée, et de la tuer avec ses drogues. Thésée vint au repas, mais il décida de na pas révéler son identité le premier : il voulait permettre à son père de le reconnaître d'abord. On servir des viandes ; il tira son épée comme pour les couper, et la lui montra. Égée la reconnut aussitôt : il renversa la coupe qui contenait le poison. Il interrogea son fils, l'embrassa, puis réunit les citoyens et le leur présenta : ils l'accueillir avec joie, à cause de sa bravoure. […]

Jusque-là, les Pallantides avaient espéré que le pouvoir royal leur reviendrait, dès qu'Égée serait mort sans postérité ; mais quand Thésée eut été désigné comme son successeur, mécontents déjà de subir le règne d'Égée, un fils adoptif de Pandion, qui n'avait aucun lien avec la famille des Érechthéides, ils s'indignèrent à l'idée que Thésée, un intrus lui aussi, un étranger, lui succéderait. Ils se préparèrent donc à la guerre.

(Plutarque, Vies parallèles, "Thésée", III-XIII – extraits)

Remarques

Pitthée, le grand-père de Thésée fonda Trézène. Les Pallantides étaient les enfants de Pallas, fils cadet de Pandion. Ils revendiquent Athènes contre Égée. Érechthée est l'ancêtre mythique des Athéniens. Égée était son arrière-petit-fils.

Pour les Grecs, être le fils d'un roi, ça se mérite. Thésée se fait un nom à l'image d'Héraclès (Quand Médée veut agir, il est déjà trop tard). On est le fils de son père, mais on a aussi le droit de se choisir d'autres origines, d'autres références intellectuelles.

Prolongements

Dans le Phèdre de Platon, les auteurs sont plus fiers de leurs œuvres que de leurs enfants :

Socrate : "Suppose un homme qui pense que dans tout discours écrit, n'importe sur quel sujet, il doit toujours y avoir beaucoup de badinage ; qu'aucun discours écrit ou prononcé, soit en vers, soit en prose, ne doit être regardé comme quelque chose de bien sérieux (à peu près comme ces morceaux qui se récitent sans discernement et sans dessein d'instruire, dans le seul but de plaire), et qu'en effet les meilleurs discours écrits ne sont qu'un moyen de réminiscence pour les hommes qui savent déjà ; suppose qu'il pense encore que dans les discours destinés à instruire, véritablement écrits dans l'âme, et qui ont pour sujet le juste, le beau et le bon, dans ceux-là seuls se trouvent réunis la clarté, la perfection et le sérieux, et que de tels discours sont les enfants légitimes de leur auteur, d'abord ceux qu'il produit lui-même, puis ceux qui, enfants ou frères des premiers, naissent dans d'autres âmes sans démentir leur origine, suppose enfin qu'il ne reconnaît que ceux là et rejette avec mépris tous les autres, cet homme pourra bien être tel que Phèdre et moi nous souhaiterions de devenir." (Source : remacle.org)

Voir aussi Montaigne, Essais, Livre II, ch. 8 :

"Une vraye affection et bien reglée devroit naistre et s'augmenter avec la connoissance qu'ils nous donnent d'eux ; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle ; et en juger de mesme, s'ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours ; et le plus communement nous nous sentons plus esmeus des trepignemens, jeux et niaiseries pueriles de nos enfans, que nous ne faisons apres de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aymez pour nostre passetemps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre despense qu'il leur faut estant en aage. Voire, il semble que la jalousie que nous avons de les voir paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et rétrains envers eux: il nous fache qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir. Et, si nous avions à craindre cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre ny vivre qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne devions pas nous mesler d'estre peres." (Source : The Montaigne Project)